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CHRONIQUE n° 51 - 04/2004
BACH PASSIONNÉ ET TUMULTUEUX


Dans L'esthétique de Jean-Sébastien Bach, A. Pirro parvient à nous démontrer que Bach, compositeur, essentiellement religieux, tourné vers le passé, était en réalité un romantique passionné, raison pour laquelle il fut incompris de ses contemporains:

L'audace excessive et la vigueur multiple de ses motifs déchaînés, donnaient à ses pièces quelque chose d'outré et d'ampoulé qui paraissait intolérable.

Il poursuit à propos du Clavecin bien tempéré :

Bach écrit une musique tumultueuse et sombre qui parle de tempêtes et de désespoir.

Et, en guise de conclusion de son ouvrage, l'auteur affirme :

Ils (les lecteurs) reconnaîtront alors, sous l'habit sévère du Cantor, le maître expressif, le précurseur farouche et véhément de Beethoven et de Richard Wagner.

Toute la rhétorique d'A. Pirro dans L'esthétique de Jean-Sébastien Bach consiste à démontrer que Bach est un compositeur expressif, traduisant les mouvements de l'âme. Nous pourrions avancer que la correspondance précise qu'établit le musicographe entre certains procédés thématiques ou motiviques, d'une part et l'expression d'autre part, démontre plutôt à notre avis le caractère conventionnel de cette esthétique au sens premier du terme comme le souligne Joseph Sanson dans Musique et vie intérieure:

Il [Jean-Sébastien Bach] s'est forgé un lexique auquel toute sa vie il recourt: lexique conventionnel, langage tout hermétique, qui ne sera élucidé que grâce à une exégèse extra-musicale.

Pour le cas où l'on ne serait pas convaincu par les affirmations d'A. Pirro, Edmont Buchet vient à la rescousse du brillant musicographe pour confirmer son jugement, en considérant lui aussi Bach comme un précurseur de Wagner et Beethoven. Comment pourrait-on contester le jugement correspondant de deux des plus éminents docteurs de la musique en cette première moitié du 20e siècle? Et pour ceux qui resteraient encore sceptiques après ce faisceau de concordances, Tatiana Nikolayeva, interprète de l'Art de la fugue, nous rapporte qu'à l'issue d'un concert, un amateur lui déclara que cette oeuvre lui avait permis de mieux comprendre les tragédies humaines.

De plus, ces affirmations sont manifestement confirmées par un succès du public tel qu'on en vit rarement, comme le rapporte Howard Smith (1992) affirmant que cette œuvre, à partir de 1927, fut considérée moins comme le dernier souffle créatif désordonné d'un mourant que la somme parachevée complète du génie incommensurable de Bach et que l'événement se répandit à travers l'Europe comme une traînée de poudre.

Cette frénésie musicale occasionnée par une oeuvre aussi intellectuelle, visiblement didactique, s'oppose cependant à l'analyse de quelques musicologues (mais les entendra-t-on?), notamment Friedrich Blume, nous apprenant que Bach envisageait l'Art de la fugue comme une activité ésotérique, une transmission désintéressée de théorie abstraite:

Bach désirait poursuivre une tradition de talent contrapuntique parfait... héritée de l'école (romaine) de Palestrina en passant par Sweelinck, Werckmeister et Vitali.

Charles Rosen, d'autre part, pense que L'Art de la fugue était destiné à être étudié en le jouant. En quelque sorte, ce serait une partition pour les yeux et non pour l'oreille. Toutes ces contradictions apparaissent bien étrange! Le culte de Bach ne se serait-il pas développé comme une sorte d'hystérie collective, affectant une très petite frange du public, mais que l'on n'hésite pas à mettre en exergue. Ce culte se propagerait à la manière d'une religion, vengeance inconsciente contre l'art de la part de ceux qui n'y sont pas sensibles, une réaction de mimétisme simulant les grands succès des virtuoses.

Notre époque, il y a peu, considérait quasi-unanimement que le Concerto n°5 de Saint-Saëns, oeuvre incontestablement virtuose et rhapsodique, présentait un caractère académique. D'autre part, l'Art de la Fugue, incontestablement une oeuvre didactique, est considérée comme une composition poétique ou tragique. On peut se demander si le snobisme intellectuel ne s'ingénie pas à réaliser à sa convenance une inversion des caractéristiques réelles, inversion qui n'est pas à notre avis innocente. Le seul but ne serait-il pas de déconsidérer l'art véritable pour le remplacer par des prétendues oeuvres dépourvues de teneur artistique véritable?

Qui sait, si l'histoire musicale se poursuit selon cette magnifique lancée, dans quelques décennies l'on nous décrira peut-être qu'un public bouleversé et transi d'émotion se pressait pour écouter le Marteau sans Maître?


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