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CHRONIQUE n° 59 - 12/2004
QUE SE PASSERAIT-IL SI L'ON JOUAIT SA VIE SUR LES ERREURS
DE JUGEMENT MUSICAL QUE L'ON COMMET?


Si un enquêteur pose à un groupe de mélomanes la question suivante: Selon vous, parmi les deux oeuvres suivantes: le Concerto brandebourgeois n°1 de J.S. Bach et le Concerto n°1 de N. Paganini, quelle est celle qui est la plus géniale? Il est très probable que ces mélomanes, de chorus, vont opter sans hésiter pour le Concerto brandebourgeois n°1 de J.S. Bach, y compris, et peut-être même surtout, ceux qui n'ont entendu que la première oeuvre ou même aucune des deux oeuvres.

Imaginons maintenant la situation de fiction suivante. Des extra-terrestres beaucoup plus évolués que nous débarquent sur Terre. Ils écoutent nos oeuvres musicales et les jugent. On admet que ces extraterrestres par leurs capacités supérieures peuvent déterminer sans erreur la valeur intrinsèque des oeuvres (en supposant que cette notion existe réellement). Ils tiennent alors la déclaration suivante aux mélomanes terriens : Voici deux oeuvres : le Concerto brandebourgeois n°1 de J.S. Bach et le Concerto n°1 de N. Paganini. Chacun de vous devra indiquer quelle est l'oeuvre qui est la meilleure. Nous connaissons la bonne réponse. Ceux qui donneront une réponse fausse seront exécutés.

Que risque-t-il de se produire? Tout d'abord, avant d'affirmer leur jugement immédiatement comme ils l'avaient fait auparavant, les mélomanes écouteront attentivement plusieurs fois chacune des oeuvres considérées, ce qu'ils n'avaient certainement pas fait jusque là pour la plupart. Ensuite, en considération de l'enjeu vital, on conçoit qu'ils parviennent à surmonter leurs préjugés. Ils risquent ainsi de suspecter le jugement établi selon lequel une oeuvre de N. Paganini ne peut valoir, par principe, une oeuvre de J.S. Bach. On ne peut prédire la réponse qu'ils donneraient effectivement. Notre propos, par le truchement de cette expérience de fiction, n'est pas ici d'affirmer un jugement sur les deux œuvres concernées, mais de nous suggérer ainsi l'existence de deux types de jugement: le jugement projectif et le jugement réel.

Lors de la première interrogation par un enquêteur terrien, les mélomanes pouvaient fournir la réponse qui confortait leur idéologie ou encore simplement qui correspondait au jugement établi, affirmant ainsi leur appartenance au groupe. Ils savaient fort bien (même si cette pensée restait secrète, inconsciente) qu'ils ne risquaient rien, même pas qu'une tierce personne puisse éventuellement venir leur démontrer qu'ils ont tort. Lors de la seconde interrogation par les extraterrestres, ils ne peuvent plus fournir une réponse pour satisfaire leur idéologie ou leur adhésion aux valeurs communes du groupe, sauf de le payer de leur vie. Leur attitude mentale, peut-on imaginer, sera totalement différente et uniquement guidée par le pragmatisme. Le fonctionnement de l'esprit humain pourrait être tel que nous savons parfaitement nous affranchir de nos fausses idées quand nous sentons notre intérêt en jeu. Mais, semble-t-il, nous le faisons "subrepticement", sans nous l'avouer, ce qui expliquerait qu'il existe souvent un certain hiatus entre notre comportement et nos idées, entre le jugement affirmé et l'impression réellement ressentie. Les jugements artistiques ne sont généralement pas sanctionnés, c'est peut-être une des raisons pour laquelle ils sont très variables.

Cet exemple fictif est-il totalement en dehors de toute réalité? On remarquera que le jugement des oeuvres picturales de la part des professionnels et acheteurs est certainement plus responsable que celui des oeuvres musicales car il est lié à une valeur marchande. Un acheteur, s'il commet une faute de jugement, risque de le payer réellement en monnaie sonnante et trébuchante. Il se pourrait que les oeuvres picturales fussent moins soumises au phénomène de sacralisation du créateur, quoique certaines toiles atteignent des valeurs prodigieuses et que les désattributions engendrent des effets spectaculaires. Des toiles de maîtres qui ne sont pas parmi les plus connus peuvent aussi atteindre des valeurs considérables. Et surtout les maîtres peu connus ne sont pas méprisés ou considérés avec condescendance comme le sont les compositeurs oubliés de la part de certains musicographes. En dernier lieu, les commentaires et jugements sur les oeuvres picturales nous semblent moins partiaux, moins déformés par l'idéologie, plus soucieux de la réalité artistique que ceux émis par les musicographes.


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