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CHRONIQUE n° 89 - 01/11/2013
LA PREMIÈRE DU SACRE DU PRINTEMPS
D’IGOR STRAVINSKY À PARIS


Ce fut le hasard d’une conférence donnée par Christine Mennesson qui m’amena à réécouter le Sacre du printemps d’igor Stravinsky que je n’avais pas entendu depuis plus de 30 ans. Pouvais-je à cette occasion reconsidérer mon opinion initialement défavorable sur cette oeuvre qui m’avait laissé indifférent? Je me livrai donc à une série d’auditions, avec et sans le support visuel du ballet (une vingtaine environ), afin de bien m’en remémorer tous les thèmes. J’y discernai de nombreux motifs mélodiques classiques que ma première audition avait occultés ou que j’avais oubliés. L’ensemble me parut traduire, en accord avec l’argument, une brutalité parfois volontairement cacophonique, quoique très loin des provocations délirantes d’un Mahler, plusieurs dizaines d’années auparavant. Je juge aujourd’hui ce ballet - en tant qu’oeuvre musicale - d’une réelle qualité, quoique très inférieur à Pétrouchka. Ce jugement de valeur, précisons-le, représente une opinion personnelle sans plus de légitimité que toute autre opinion.

Le Sacre du printemps est considéré aujourd’hui comme l’oeuvre musicale la plus marquante du 20e siècle. Comment pourrait-on contester cette prééminence qui lui est accordée quasi unanimement? Elle repose à mon avis sur une manipulation historique, entretenue volontairement.

Lors de sa conférence, Christine Menneson, m’apprit que le scandale qui se déroula lors de la première du Sacre n’avait été nullement spontané, mais qu’il s’agissait d’une opération montée de toutes pièces par Diaghilev. C’est en effet ce que rapporte le journaliste du Temps, Pierre Laloy, le lendemain du 28 mai 1913, jour de la création du Sacre au Théâtre des Champs-Elysées.

«J'étais placé au-dessous d'une loge remplie d'élégantes et charmantes personnes de qui les remarques plaisantes, les joyeux caquetages, les traits d'esprit lancés à voix haute et pointue, enfin les rires aigus et convulsifs formaient un tapage comparable à celui dont on est assourdi quand on entre dans une oisellerie. Mais j'avais à ma gauche un groupe d'esthètes dans l'âme desquels Le Sacre du printemps suscitait un enthousiasme frénétique, une sorte de délire jaculatoire et qui ripostaient incessamment aux occupants de la loge par des interjections admiratives, par des "bravos" furibonds et par le feu roulant de leurs battements de mains ; l'un d'eux, pourvu d'une voix pareille à celle d'un cheval, hennissait de temps en temps, sans d'ailleurs s'adresser à personne, un "À la po-o-orte !" dont les vibrations déchirantes se prolongeaient par toute la salle.»

Et il semble, toujours d’après les témoignages lors de cette première que ce soit la chorégraphie de Nijinski qui aurait déclenché la riposte à la claque de Diaghilev, empêchant d’écouter la musique. On aurait donc transformé une protestation (provoquée) à l’égard de la chorégraphie en protestation à l’égard de la musique. C’est bien ce que déclare Stravinsky lui-même:

«Quelques faibles protestations se sont faites entendre dès que la musique a commencé… Mais quand le rideau s’est ouvert sur des Lolitas aux longues nattes sautant dans tous les sens, l’émeute a éclaté»

Cette manipulation est confirmée par l’absence totale de protestation enregistrée par la première représentation à Londres du Sacre l’année suivante. Et la comparaison du Sacre avec le contexte musical de l’époque fournit un autre argument. Cette eouvre en effet ne contient - sinon un aspect rythmique très abrupt et quelques dysharmonies passagères - nulle particularité de langage qui permette de la considérer comme une oeuvre révolutionnaire. Sans évoquer les manifestations antérieures sporadiques, rappelons que la première oeuvre atonale a été crée en 1908 par Schönberg (dans le dernier mouvement de son quatuor à cordes no 2 - soit 5 années avant le Sacre - et elle fut reçue dans la plus parfaite indifférence.

Cet effet de scandale ne serait-il pas un facteur très puissant qui concourut artificiellement à la notoriété de l’oeuvre? Un effet qui s’appuie sur l’idéologie propre à notre civilisation occidentale depuis les Lumières dont le Sacre est devenu le porte-étendard: la conception de l’oeuvre artistique comme subversive. Ainsi, la “proba ad scandalum” confère à l’oeuvre une sorte d’onction quasi-religieuse. Et cette preuve par le scandale aurait un corollaire: l’exitus ad scandalum, le succès par le scandale. Certes, le ballet par lui-même, surtout dans sa représentation chorégraphique, n’avait sans doute nul besoin de ces béquilles idéologiques pour s’imposer. En revanche, on peut penser qu’elle furent utiles pour lui conférer son statut d’oeuvre majeure et révolutionnaire dans l’histoire de la musique. Il est reconnu que le succès réel d’une oeuvre auprès du public n’est ni nécessaire ni suffisant pour imposer durablement une oeuvre à la notoriété, pour ainsi qu’elle soit reconnue - au lieu d’être simplement connue. Et, par une manoeuvre dialectique dont notre époque a le secret, ce recours au (faux) scandale se trouve aujourd’hui couvert par le déni systématique visant à discréditer toute personne - sous la catégorie de complotiste - qui dénoncerait une manoeuvre mensongère, même si, preuve à l’appui, les auteurs du complot sont pris la main dans le sac.

Et l’on peut regretter que le Sacre ait contribué en partie à éclipser un autre ballet du même compositeur: Pétrouchka qui fut, lors de sa première, non pas un scandale frelaté, mais un triomphe. Ainsi, dans notre culture décadente qui pratique l’inversion des valeurs, un triomphe a moins de prix qu’un scandale.


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