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CHRONIQUE n° 19 - 08/2002
OBJECTIVITÉ, SUBJECTIVITÉ


Les auteurs des dictionnaires, histoires et biographies concernant la musique mêlent successivement - et probablement inconsciemment - plusieurs approches: tantôt ils décrivent la réalité historique, objective, tantôt ils émettent des jugements de valeur établis sur un jugement personnel ou sur le jugement historique (sans que cela soit précisé) et les présentent ainsi comme des certitudes.

Prenons par exemple le dictionnaire de la musique de Roland de Candé dans la partie Histoire:

1830 Première audition à Varsovie du Concerto en mi mineur de Chopin, avant le départ de celui-ci pour Paris. Tout le génie du musicien se trouve déjà dans cette œuvre magnifique...

L'audition du Concerto en mi mineur de F. Chopin en 1830 constitue un fait objectif; l'affirmation selon laquelle l'oeuvre est magnifique et le musicien génial est un jugement de valeur péremptoirement affirmé comme s'il s'agissait d'une vérité historique au même titre que la date de création du concerto, précédemment énoncée.

Plus loin, à propos de M. Moussorgski, nous trouvons :

Rimski-Korsakov s'est chargé de la révision (entièrement réécrite, de manière admirable), de la Khovanchina, Boris Godounov (réorchestrée et révisée, avec coupures et déplorable interversion des deux dernières scènes). En corrigeant les maladresses géniales de Moussorgsky, son ami, avec un talent et une conscience incomparables, s'est employé à combler une partie du gouffre qui sépare Boris de l'opéra traditionnel... [...] Les graves contresens de Rimski ont déclenché depuis une vague de protestation, souvent excessives, contre les massacres du professeur Rimski-Korsakov...

Qu'est-ce qui permet d'affirmer que la révision est écrite "de manière admirable", que Modeste Moussorgski a fait preuve de "maladresses géniales", que Nicolaï Rimski-Korsakov avait un "talent incomparable", que les protestations étaient "souvent excessives". D'autre part, l'interversion de deux scènes est un fait objectif qui est mêlé à des considérations de jugement invérifiables...

Signalons, afin d'éviter tout malentendu, que Roland de Candé ne se manifeste pas, à notre avis, comme un musicologue moins objectif que beaucoup d'autres. Nous avons tenté là une démonstration générale qui vaudrait pour la plupart des auteurs. L'indissociation entre la critique et l'historique caractérise les ouvrages les plus anciens. Nous pourrions remonter à Fétis qui, sans complexe, épanche ses enthousiasmes et ses antipathies (surtout ses antipathies) en écrivant souvent à la première personne. Si cette manière apparaît aujourd'hui de la dernière incongruité, le célèbre musicographe belge nous paraît moins critiquable que ses successeurs car il déclare ouvertement ses préférences au lieu de les présenter comme des vérités musicologiques. Dans les ouvrages plus récents, les affirmations de jugement, sans pour cela disparaître, sont moins fréquentes. Une évolution, apparemment, se dessine donc vers la recherche d'une certaine objectivité. L'affirmation de jugements de valeur comme le font encore la plupart des auteurs, nous paraît en effet contestable dans les ouvrages de référence, comme les dictionnaires, les biographies ou les histoires de la musique, surtout lorsqu'il s'agit d'ouvrages de collaboration. De tels jugements subjectifs, pensons-nous, leur communique une autorité indue (car il n'y a pas de preuves) sur le profane qui les lit. L'auteur qui écrit un dictionnaire ou une histoire possède une responsabilité vis-à-vis de ses lecteurs. Certains dictionnaires sont signés (comme celui de Roland de Candé) ou bien chaque article est signé séparément (cas du Laffont-Bompiani), ce qui nous paraît préférable à l'anonymat. Robert Bernard, auteur d'une histoire de la musique en 4 tomes grand format de 1480 pages (Nathan, 1974) est un des rares à se prononcer en faveur de la critique, même négative, dans les ouvrages historiques. Selon lui, la subjectivité d'un ouvrage historique s'exprime implicitement par la place accordée à chaque compositeur au lieu de s'afficher par de franches diatribes. L'éviction, dit-il, est le plus impitoyable des jugements. Cet argument paraît assez raisonnable.

L'on peut cependant regretter que ce musicographe dirige ses attaques contre les virtuoses-compositeurs peu connus, notamment Viotti, et réserve ses louanges les plus outrancières aux grands classiques, en particulier Bach.


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