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CHRONIQUE n° 31 - 08/2003
MUSIQUE ET NATIONALITÉS


Tous les musiciens auxquels les auteurs accordent un statut de grand compositeur ne sont pas des Austro-Allemands. Verdi, Rossini, Debussy, Ravel, et même Tchaïkovski par exemple jouissent dans de nombreux ouvrages d'une place respectable. Néanmoins, il apparaît incontestablement que les premières places, consacrant le statut de grand classique, sont monopolisés par les Austro-Allemands. Il apparaît non moins incontestable que les histoires de la musique laissent souvent l'impression, si l'on considère la place accordée aux compositeurs des différentes nations, que l'Autriche et l'Allemagne dominèrent la scène musicale du 18e au 20e siècle. Sur une statistique concernant une vingtaine d'ouvrages d'histoire de la musique, d'ouvrages pédagogiques et de vulgarisation à laquelle j'ai procédé, les premières positions sont quasi-invariablement occupées par le quatuor Beethoven, Bach, Mozart, Wagner. Les places suivantes appartiennent aussi presque toujours à des compositeurs Austro-Allemands parmi lesquelles parviennent avec peine à se hisser Verdi et Debussy. L'exemple le plus significatif est certainement l'ouvrage de Jean-Jacques Rapin A la découverte de la musique (Librairie Hachette, 1973) dont les 442 pages (en 2 volumes) nous déclinent inlassablement que la musique, c'est presqu'uniquement la musique austro-allemande (celle-ci représente 72% de la place allouée aux compositeurs, la française et belge 14%, la russe 5%, l'italienne 1,5%). Remarquons notamment ce dernier chiffre concernant la musique italienne. Cette place que Rapin lui accorde, ou plutôt qu'il ne lui accorde pas, dans un ouvrage à vocation pédagogique, peut-elle être interprétée autrement que comme un mépris affiché? ce qui n'empêche pas cet ouvrage, édité par un grand éditeur français à grand tirage, de divulguer cette bienpensance musicale dans de très nombreuses bibliothèques de Suisse, de France et de Navarre. Inutile d'ajouter que dans cet ouvrage les compositeurs des autres nationalités, sur le plan de la représentativité, ne recueillent que des miettes. Ulrich Michels, qui accorde 45% aux compositeurs Austro-Allemands dans son Guide de la musique édité en 1990 chez Fayard contre 20% à la musique française et belge, 5% à la musique russe, 2% à la musique italienne, n'a guère à lui envier. Sur une statistique générale, la prépondérance accordée aux compositeurs Austro-Allemands - ainsi que le discrédit de la musique italienne, voire de la musique française - même s'il n'atteint pas ces extrémités, nous paraît patent. Et la place accordée aux compositeurs des autres nations est souvent reléguée de manière indifférentiée dans un chapitre Musique des nationalités en marge du discours général tandis que celle accordée aux compositeurs austro-allemands s'étale avec arrogance sur des chapitres entiers.

Reflet d'un réalité historique ou fausse hégémonie biaisée par l'influence du nationalisme? Peut-on réellement croire à une hégémonie austro-allemande aussi étouffante sur l'Europe pendant trois siècles et à une aussi maigre contribution de la musique italienne? Et cette surconsidération (à notre avis) de la musique austro-allemande pourrait bien être à l'origine d'un système roboratif auto-entretenu. La seconde école de Vienne dodécaphonique, pourtant sans impact véritable sur le public, n'a-t-elle pas bénéficié du prestige accordé aux précédentes écoles autrichiennes?

Considérons quelques facteurs susceptible d'expliquer cet état de fait. S'il est incontestable que le développement précoce et important de l'historiographie et de la critique allemandes contribuèrent à la reconnaissance des grands classiques austro-allemands, notamment par opposition à une musicologie italienne quasi-inexistante au 19e siècle, une observation plus poussée des idées sur la musique au début du 20e siècle permet, semble-t-il, de dégager un facteur idéologique associé au facteur nationaliste. Voici les caractéristiques des musiques nationales selon Paul Bertrand, auteur influent à son époque dans un ouvrage paru en 1942 (première édition: 1921) aux Éditions Leduc :

L'Italie
Son goût vif pour les arts plastiques l'amène à rechercher surtout dans l'expression musicale le côté extérieur et, par voie de conséquence, la virtuosité. Son art se développe en surface.

L'Allemagne
...base surtout sa conception de la musique sur l'harmonie. Elle vise à l'expression des sentiments humains, son art se développe en profondeur.

La France
Assimile les influences allemandes et italiennes: art fait avant tout d'équilibre et de clarté.

Ces idées que la décence interdit aujourd'hui d'écrire n'imprègnent-t-elles pas encore l'inconscient collectif, même si la musicologie les a révisées? Et, en admettant qu'elles aient disparu, c'est à l'époque où elles prévalaient que s'est constitué en grande partie le panthéon musical. Or, ce panthéon, lui, n'a guère été modifié, notamment pour le 18e siècle. Une variation subtile du mépris à l'égard des compositeurs italiens s'affirmera par une prétendue reconsidération selon laquelle leur musique possédait une réelle valeur, mais d'un point de vue général, et par certains aspects positifs (vivacité, mélodisme, jovialité...) qu'avaient pu justement y trouver les grands classiques germaniques. Il demeurait convenu implicitement qu'aucun grand esprit musical comparables aux Mozart, Bach, Haydn, Händel, ne pouvait émaner de leurs rangs au 18e siècle où ils dominèrent pourtant de la Scandinavie à la Russie. La nécessité qu'éprouve Jean-Michel Glicksohn (Connaître la musique classique chez Champion - 2001) d'une mise au point concernant la perception du 18e siècle témoigne indirectement de la réalité de cette idéologie:

Il serait erroné, cependant, d'imaginer une rivalité permanente entre les artistes italiens, habiles à flatter le goût superficiel des Viennois, et des maîtres germaniques dont le style, plus sérieux, aurait peine à s'imposer.

Ces tendances, qui peuvent être jugées aujourd'hui archaïques, n'en ont pas moins façonné en partie la hiérarchie actuelle des compositeurs et déterminé en profondeur le répertoire que nous écoutons aujourd'hui. S'insurgeant contre ces principes honteux, les champions de la chasse aux réactionnaires sont pourtant les premiers à défendre avec âpreté la domination des compositeurs qui en sont issus et nient par tous les moyens l'évidence qu'une telle idéologie ait pu jouer un rôle dans l'électisme musical.


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