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CHRONIQUE n° 32 - 09/2003
LE MÉPRIS À L'ÉGARD DES VIRTUOSES-COMPOSITEURS


Le recueil des jugements négatifs proférés par les Intellectuels de la Musique contre les virtuoses-compositeurs et contre la virtuosité depuis son avènement nécessiterait sans doute plusieurs ouvrages volumineux. Aussi, les quelques citations présentées ci-dessous n'ont pour but que de témoigner très parcellairement d'une imprégnation idéologique omniprésente dans le discours critique, voire historiographique. Le lecteur voudra bien me pardonner cette litanie désolante, mais certains esprits chagrins semblent toujours refuser la réalité de cette déconsidération à l'égard des virtuoses, et surtout son rôle dans l'établissement d'un électisme musical favorable aux grands classiques.

Commençons par une citation de choix avec l'Introduction historique du Feuillet musical de Roger Bragard: Concertos célèbres pour violon et orchestre:

Nous n'insisterons pas davantage sur le résultat néfaste pour la musique, auquel aboutit la suprématie de la virtuosité, on en vint à écrire des centaines de concertos dont toute inspiration était absente, on se contentait d'écrire des formules mécaniques vides de sens...

L'auteur a-t-il écouté réellement les centaines de concertos qu'il évoque pour les juger tous en bloc de manière aussi affirmative et expéditive?

Nous trouvons plus loin :

Sous prétexte de variations, ils [les virtuoses] ont déshonoré une forme vénérable qu'un Bach ou qu'un Beethoven avaient estampillée de leur génie.

Et pour parachever :

Il se complaît [le concerto] dans un étalage de formules dont la profuse vanité camoufle l'indigente pensée et l'absence de poésie....

Le même discours apparaît dans La Connaissance de la musique d'Edmond Buchet:

La grande époque des concertos de virtuosité est passée et l'on peut se réjouir, au nom de la musique, de ce que le public ne goûte plus les tours de force d'un Paganini, d'un Popper ou d'un Sarasate.

Ceux qui partent en guerre vaillamment contre les philistins de la musique ont toujours la certitude absolue de savoir qui sont les petits, voire les faux compositeurs, et qui sont les grands.

Les critiques actuels manifestent, dans l'ensemble, la même prévention. Ainsi à propos d'un enregistrement d'H. Wieniawski, nous pouvons lire:

Quelques-uns [violonistes_compositeurs] ont réussi à passer à la postérité, non en vertu d'un génie qu'ils ne possédaient pas, mais parce qu'ils ont tout de même su être autre chose qu'une mécanique bien réglée.

La supériorité des compositeurs consacrés apparaît pour ce critique tellement évidente qu'il s'imagine louer ainsi un compositeur. À propos d'un autre enregistrement du même H. Wieniawski, on voit louer...

l'interprète qui a pu tirer autant d'effets d'une partition si faible.

Marcel Marnat nous apprend que Claude Debussy ne commença à écrire pour le piano qu'après avoir été suffisamment reconnu comme compositeur afin de ne pas passer pour un virtuose-composant, précaution que ne prit pas, à ses dépens sans doute, C. Saint-Saëns. Cette prévention du créateur de La Mer semble assez significative du préjugé négatif que l'on nourrissait à l'égard des pianistes-compositeurs. D'une manière générale, la musique de virtuosité qu'ils produisaient était traitée de "musique de pianiste".

Certains critiques, même, reprochent aux violonistes-compositeurs de jouer leurs propres oeuvres au lieu de celles des grands classiques. C'est le cas d'Imbert, (un critique du XIXème siècle) dans une lettre à H. Léonard.

Dans un style significatif, un auteur chargé de présenter un enregistrement nous parle des concertos pondus par Vieuxtemps, Bériot... On mesure ici toute la morgue méprisante du critique pour les violonistes-compositeurs qui n'ont pas obtenu la consécration. Citons encore E. Appia dans De Palestrina à Bartok (1965) qui formule un éloge très significatif à P. Locatelli (pourtant un violoniste-compositeur) :

Il semble qu'il ait le souci d'éliminer tout effet de virtuosité pour ne laisser place qu'à la musique.

Dans le même esprit, James Harding, chargé de présenter un enregistrement d'Henri Vieuxtemps, écrit:

En dépit de ses démonstrations et de sa tapageuse attirance pour la virtuosité, Vieuxtemps fut toujours un musicien sérieux et intelligent.

Pour ces auteurs, le caractère négatif de la virtuosité apparaît avec une telle évidence qu'ils ne jugent même pas nécessaire de considérer cette idée émise presque inconsciemment. Plus loin, J. Harding écrit à propos de l'orchestration de Henri Vieuxtemps :

On ne doit pas y rechercher la profondeur de la pensée ni d'audacieuse innovation.

Pourquoi est-on toujours si réticent à accorder une profondeur aux virtuoses-compositeurs qui obtiennent du succès alors qu'on la concède sans discussion aux classiques reconnus, auxquels on ne demande jamais d'avoir innové. On pardonne aisément à W.A. Mozart et J.S. Bach de n'avoir jamais innové, mais pas à H. Vieuxtemps!


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